Allégorie de l'injustice
trônant entre deux volées de canon du cuirassé USS Massachusetts, vainqueur de la bataille navale de Santiago de Cuba
Depuis 1895, l’île de Cuba, alors possession de la
couronne d’Espagne depuis sa découverte par Christophe Colomb en 1492, était en
proie à une insurrection soutenue par les Etats-Unis. Déjà s’observe une
ingérence dans les affaires d’autrui qui deviendra une constante de la
politique étrangère américaine. Dans ce type de conflit – que l’on qualifierait
aujourd’hui de basse intensité ‒ les insurgés battent la campagne et l’armée
régulière tient les centres urbains, sans succès décisif pour aucune des forces
en présence. Les partisans de l’indépendance cubaine ne pouvant par eux-mêmes
réaliser les objectifs de leur commanditaire étatsunien, fondés sur la Doctrine
de Monroe (l’Amérique aux Américains), seule une intervention ouverte pouvait
dénouer le nœud gordien de ce face à face entre la jeune démocratie américaine
et le vénérable empire des conquérants du Nouveau Monde. En janvier 1898, les
Etats-Unis décidèrent d’envoyer à la Havane le cuirassé de seconde classe USS Maine pour – officiellement ‒
protéger les citoyens américains victimes de l’arbitraire d’un pouvoir
despotique. Comme les relations avec les autorités espagnoles étaient assez
tendues, des précautions furent prises pour déjouer toute tentative d’attentat.
Le 15 février 1898, le cuirassé sauta dans le port de la Havane, entraînant la
mort de 266 officiers et hommes d’équipage. Une commission d’enquête, composée
uniquement d’officiers de la marine des Etats-Unis, aboutit très vite à la
conclusion que le cuirassé avait été détruit par une mine. C’est à l’évidence
le cas d’école du casus belli :
les Etats-Unis purent entrer en guerre dans la posture de l’innocente victime
et dans le sourcilleux respect du droit international. Premier grand conflit
d’une longue série d’interventions bellicistes dans le monde, les Etats-Unis
établirent un protectorat de fait sur la plus grande île des Caraïbes, lequel
prit fin ─ sauf à Guantanamo ─ avec l’avènement en 1956 de Fidel Castro et de
sa révolution.
Rappelons, par devoir de mémoire, que ce genre
d’« incident » est devenu coutumier de la politique impérialiste des
Etats-Unis. Après le cuirassé USS Maine
en 1898, c’est la perte du paquebot Lusitania
en 1915 qui justifia l’intervention américaine dans la guerre européenne. De
même, l’attaque de Pearl Harbor en 1941 permit aux Etats-Unis, au terme de la
Deuxième guerre mondiale, d’établir de nouveaux protectorats en Extrême-Orient
et en Europe. En 1964, c’est l’incident du golfe du Tonkin qui donna aux
Etats-Unis le prétexte d’intervenir militairement au Nord Viet Nam.
Enfin, en septembre 2001, l’attentat contre le World Trade Center de New York
redistribua les cartes biseautées du « Grand Jeu » de l’or noir au
Moyen Orient. On le voit, on est très loin de la Doctrine de Monroe, laquelle,
réciproquement et implicitement, impliquait la non-intervention des Etats-Unis
dans le reste du monde non-américain.
Pour donner le ton – sans bémol ‒ du grand air de ce
catalogue des faux bons prétextes forgés par les Etats-Unis pour justifier leur
politique sans frontière et sans scrupule d’ingérence, d’intimidation et de
spoliation, l’hebdomadaire allemand Der
Spiegel du 26 juillet dernier a publié le résultat d’une expertise
effectuée par l’honorable Society of
Naval Architects and Marine Engineers (New Jersey), laquelle arriva à la
conclusion sans appel que l’explosion du cuirassé USS Maine dans la baie de la Havane avait été provoquée par
l’incendie d’une soute à charbon.
Le 3 juillet 1898, la couronne d’Espagne perdit avec Cuba
l’un de ses plus beaux joyaux au terme de la bataille navale de Santiago. Le
croiseur-cuirassé Infanta Maria-Teresa,
navire-amiral de la Flota de Ultramar,
faisait pourtant grande impression avec son immense flamme de guerre rouge et
or, mais les portes de l’enfer s’ouvrirent devant lui quand il appareilla pour
tenter d’éperonner les cuirassés américains, sans espoir de vaincre mais pour
l’honneur du drapeau.
Le 12 août 1898, l’Espagne fut contrainte d’accepter un
armistice pour autant qu’elle reconnaisse l’indépendance de Cuba. Dans la
foulée, les Etats-Unis avaient déjà ajouté au tableau de chasse de cette
« splendide petite guerre » Porto Rico, les Philippines, sans oublier
quelques confettis tombés en même temps que l’empire de Charles Quint sur
lequel le soleil se coucha à jamais...
Au cours des pourparlers de paix qui eurent lieu en
décembre 1898 à Paris, les Espagnols demandèrent, selon une jurisprudence
constante du droit international, que le nouvel Etat cubain reconnaisse les
emprunts contractés en faveur de l’île quand celle-ci était encore une colonie
de la couronne d’Espagne.
Les Américains, qui n’avaient pas jugé nécessaire de
faire participer les Cubains à ces discussions, repoussèrent avec indignation
cette requête téméraire : il était hors de question d’endosser une dette
employée, selon eux, à financer avant tout une odieuse répression au détriment
d’une population asservie. Quant aux créanciers, ils auraient dû savoir que les
fonds prêtés avaient été dilapidés pour une cause injuste, voire criminelle.
Dans ces conditions, les plénipotentiaires américains décidèrent que cette
dette, d’un montant de 400 millions de dollars, était nulle et non avenue.
Il est vrai que le plus insidieux des raisonnements ne
vaut pas grand-chose sans baïonnettes, avec lesquelles on peut tout faire,
sauf, comme on le sait bien depuis Bonaparte, s’asseoir dessus. Ainsi, la
guerre hispano-américaine marque l’entrée en force des Etats-Unis sur la scène
internationale, dans un crescendo belliciste qui n’est rien d’autre qu’une
fuite en avant, une gigantesque opération de cavalerie financière orchestrée au
détriment du reste du monde.
Et depuis plus de cent ans, c’est toujours la même redite
des mêmes prétextes éculés pour faire tourner à plein régime la machine de
guerre : les Etats-Unis combattent sans faillir pour la paix, la
démocratie, la justice, le bien-être universel, contre des Etats voyous qui
s’obstinent à faire tout faux par pur esprit de contradiction !
Les Etats-Unis se paieront même le luxe de recouvrir d’un
vernis juridique la doctrine de la dette odieuse, fondée sur un avis de droit
formulé en 1927 par Alexander Nahum Sack, alors professeur de droit
international public à l’Université de Paris : « Si un pouvoir despotique contracte une dette
non pas selon les besoins et les intérêts de l’Etat, mais pour fortifier son
régime despotique, pour réprimer la population qui le combat, cette dette est
odieuse pour la population de l’Etat : une telle dette n’engage pas la
responsabilité de la nation. C’est la dette d’un régime, la dette personnelle
d’un pouvoir qui l’a contractée ; par conséquent, elle s’annule avec la
chute de ce régime. » (Alexander Sack, Les effets des transformations des Etats sur leurs dettes publiques et
autres obligations financières, Recueil Sirey, 1927).
Dans les années vingt, un nouveau cas fit
jurisprudence : celui du Costa Rica. Les chancelleries du monde entier
savent bien que ce petit Etat d’Amérique centrale ne fait rien sans
l’assentiment de l’Oncle Sam. Or, la république bananière regimbait à honorer
les dettes accumulées par un ex-dictateur. William Taft, alors président de la
Cour suprême des Etats-Unis, chargé d’arbitrer le litige, arriva à la
conclusion que les dettes en question servirent avant tout les intérêts privés
du potentat destitué. En application du principe de la « bonne foi »,
l’arbitre international estima que les créanciers du Costa Rica, parmi lesquels
se trouvait en bonne place la Royal Bank
of Canada, étaient coupables d’avoir prêté de l’argent à un gouvernement
illégitime.
Autrement dit, les Etats-Unis disposent avec la doctrine
de la dette odieuse d’un redoutable « Joker » financier, car ce sont
eux qui, dans les coulisses, et par le fait que toutes les transactions
libellées en dollars relèvent en dernier ressort du droit étatsunien, décident
qui peut invoquer cette doctrine pour faire défaut dans des conditions
honorables.
Le cas de l’Irak est révélateur de telles
manœuvres : en 1980, la « communauté internationale », autrement
dit l’éléphant étatsunien, son cornac israélien, suivis de quelques caniches et
autres roquets européens, lâchèrent le molosse Saddam Hussein aux basques des
Ayatollahs. La même « communauté internationale » lui concéda de quoi
alimenter sa boucherie à travers des prêts employés à financer le conflit.
Inutile de préciser que cet argent fut utilisé avant tout pour payer les Etats
marchands de canon, les mêmes que les Etats prêteurs…
Huit ans plus tard, l’Iran et l’Irak, exsangues, furent
contraints de signer un armistice. Mais les créanciers de Saddam, y compris les
pays du Golfe, refusèrent tout arrangement en vue de réduire ou d’échelonner la
dette de l’Irak. Pris à la gorge, le molosse tomba alors dans le piège tendu
par les Etats-Unis en envahissant le riche Koweit, un prétexte qui permit alors
à la « communauté internationale » de réduire l’Irak, par la guerre
et l’embargo, à l’âge de pierre.
Restait une ardoise évaluée, au moment de la chute du
régime de Saddam Hussein, à environ 115 milliards de dollars, que l’Irak,
dévastée, ruinée et pillée, était bien incapable d’honorer.
Les quatre plus importants créanciers de l’Irak, tous
gros marchands d’armes, à savoir le Japon, la France, l’Allemagne et la Russie,
sont alors « invités » à passer l’éponge sur 80 % de leurs
créances, car leurs prêts auraient été utilisés à financer un régime despotique
et belliciste : un abandon de créance tout en faveur du nouveau régime
fantoche irakien mis en place par les Etats-Unis...
Or, dès le début des hostilités, la Résolution 479 votée
par les Nations Unies en date du 24 septembre 1980 avait exigé des belligérants
un cessez-le-feu immédiat. Les bailleurs de fonds de l’Irak savaient donc
pertinemment que cette guerre était illégale, que son financement l’était aussi
et que leurs créances douteuses avaient les plus grandes chances d’être
répudiées en vertu de la doctrine de la dette odieuse…