L'incendie de Saint-Gingolph
Le
Nouvelliste
valaisan du 25 juillet 1944 a relaté les incidents tragiques du samedi
22 juillet 1944 à Saint-Gingolph (France), sous le titre suivant : LE
CALVAIRE DE SAINT-GINGOLPH ─ DES INNOCENTS PAIENT POUR LES HOMMES DU FAUX
MAQUIS ─ AFFREUX RAVAGES DU FEU
« Rappelons-les brièvement. Les forces du
maquis descendues de la forêt et de la montagne avaient déclenché une attaque
contre le village qu’elles avaient occupé en partie.
Une sentinelle
allemande qui voulait résister fut assommée à coups de crosse. Une vive
fusillade eut lieu ensuite entre les maquisards, dans les rangs desquels se
trouvaient des prisonniers évadés russes, tchèques et polonais, et la garnison
de la Wehrmacht, composée d’une trentaine d’hommes, cantonnée à l’Hôtel de
France.
Le bilan provisoire
s’établissait samedi soir comme suit : il y a 6 disparus du côté allemand,
8 partisans blessés, dont 1 grièvement, 4 civils tués et plusieurs gravement
blessés.
Il convient
d’emblée de relever que l’attaque perpétrée samedi a été faite non par les
véritables troupes de la Résistance française, mais par un détachement
hétéroclite sans ordre et sans commandement. Ce détachement paraît avoir agi
sur une initiative personnelle et l’on considère qu’il s’est laissé emporter
par un coup de tête. Aussi comprend-on l’indignation que manifestaient samedi
soir les réfugiés français et leurs amis. Ils étaient outrés de ce coup de main
contre le poste de douane allemand. Cette attaque n’avait aucune raison ni
aucun but direct, ce que démontre d’ailleurs le fait que la troupe de
terroristes qui l’a commis, après son coup fait, céda la place alors qu’elle
semblait pourtant avoir la supériorité numérique sinon quant aux armements. On
s’est aussitôt révolté car on savait bien que peu après des innocents ne
manqueraient pas de supporter de terribles représailles. […] Des renseignements
très sûrs, qui viennent de nous être donnés par une haute autorité valaisanne,
nous confirment le fait, avec preuves à l’appui, que la soixantaine d’hommes
qui étaient descendus du maquis étaient composés surtout de communistes
espagnols, russes et tchécoslovaques qui ont montré une lâcheté abominable.
Leurs vilains coups accomplis, ils ont rejoint leur tanière sans s’occuper le moins
du monde des représailles qui allaient suivre. C’étaient des innocents qui
allaient payer pour eux. »
Mais
comment le quotidien du Valais romand pouvait-il être si bien informé ? Le
chef local de la Résistance, André Zénoni, membre du réseau anglais Buckmaster,
était également un agent des services de renseignements de l’armée suisse,
dirigés par le colonel Masson. Le village franco-suisse de Saint-Gingolph, à
cheval sur la frontière entre la Haute-Savoie et le Valais, était idéalement
situé pour favoriser les échanges entre la Suisse neutre et la France occupée.
Un tunnel clandestin, jamais découvert par les Allemands, reliait le secteur
français au secteur suisse. On devine pour quel trafic : armes, munitions,
équipements, ravitaillement, fonds de la Résistance, agents secrets,
prisonniers évadés, personnalités exfiltrées, etc., le tout sous la
surveillance des services de renseignements suisses qui trouvaient dans ce
tunnel une mine d’informations inépuisables… C’est dire que la Résistance
n’avait aucun intérêt à organiser un attentat contre la garnison allemande,
composée de convalescents de la Wehrmacht, car un tel attentat ne manquerait
pas de provoquer des représailles et de compromettre le bon fonctionnement d’un
réseau de la Résistance efficace et bien rôdé, dont l’utilité était sans
commune mesure avec la prise de contrôle éphémère d’un poste-frontière par une
bande de maquisards indisciplinés.
Leur
objectif était d’anéantir la garnison par surprise en lançant une bombe de
forte puissance dans la salle à manger de l’hôtel au moment où les soldats
allemands se trouvaient réunis pour y prendre leur repas. Ce plan échoua car une
fusillade prématurée donna l’alerte et les maquisards furent mis en fuite. Le
14 juillet 1944, c’est-à-dire une semaine avant l’attaque du 22 juillet, les
habitants de Saint-Gingolph avait pu célébrer la fête nationale en défilant
dans le village derrière la fanfare jouant la Marseillaise sous l’œil
bienveillant des Allemands, soucieux de maintenir de bonnes relations avec la
population.
L’explication
officielle des dirigeants de la Résistance, selon laquelle il fallait harceler
les troupes d’occupation, était en l’occurrence contraire au bon sens et à
toute logique, car cette minuscule garnison n’avait qu’une faible valeur
combattante, étant composée de soldats blessés en convalescence, raison pour
laquelle elle n’avait pas reçu l’ordre de rejoindre le théâtre des opérations
pour renforcer les troupes de la Wehrmacht faisant face à l’offensive des
forces alliées. Par ailleurs, la population locale n’était nullement menacée
par la garnison, pour autant bien sûr qu’elle ne fut point visée par des
attentats. La tragédie d’Oradour-sur-Glâne du 10 juin 1944 était encore dans
toutes les mémoires et il fallait s’attendre à une réaction similaire de la
part de l’autorité militaire responsable de la sécurité des troupes
d’occupation au cas où des soldats allemands seraient tués dans des attentats.
L’attaque du maquis avait fait sept morts dans les rangs allemands, ce qui
pouvait, en guise de représailles, coûter la vie de 700 otages selon les lois
atroces de la guerre. Les maquisards, vrais ou faux, savaient parfaitement à
quoi s’en tenir à ce sujet.
Le
colonel-brigadier Julius Schwarz, commandant de la Brigade de montagne 10,
unité d’élite stationnée en Valais, donna aussitôt l’ordre d’ouvrir la
frontière afin de permettre aux 300 habitants de Saint-Gingolph de se réfugier
en territoire suisse. Le capitaine Hartmann, commandant de la garnison
allemande, ne s’opposa pas à la fuite des Gingolais, trop occupé à se remettre
de l’attaque des maquisards et informé que des renforts allaient arriver. Cet
officier sera acquitté après la guerre des accusations de crimes de guerre
portées contre lui.
Les
forces d’occupation allemandes ne faisaient bien évidemment aucune différence
entre faux et vrais maquisards, mais la police de la Résistance diffusait
partout une affichette bleu pâle portant l’avertissement suivant : « Depuis quelque temps, des bandes armées se
sont présentées dans plusieurs localités, sous le signe du maquis, pour obtenir
du ravitaillement et même de l’argent. Toute personne prise sur le fait ou
reconnue pour avoir participé à ce genre de réquisition, sera immédiatement
passée par les armes. » (Source : Michel Germain, Le Prix de la Liberté, 1993, La Fontaine
de Siloé, page 214)
Le
lendemain matin, dimanche 23 juillet 1944, un bataillon SS investit
Saint-Gingolph par le lac et par l’unique route, le lieu étant un cul-de-sac
environné de montagnes et de falaises. L’ordre est de raser le village et
d’exercer des représailles. Les maisons du village sont fouillées, les biens et
le bétail sont saisis. Huit habitants qui n’avaient pas pu ou pas voulu se
réfugier en Suisse sont découverts et pris en otage. Six d’entre eux seront
fusillés en représailles de la mort des sept soldats allemands tués dans les
combats de la veille contre les « faux » maquisards.
Alors
que les Allemands avaient commencé à incendier des granges situées dans les
hauts du village, le colonel-brigadier Julius Schwarz se rendit seul auprès de
l’Etat-major du bataillon SS installé à l’hôtel Beau-Rivage, dans le secteur
français de Saint-Gingolph. Le colonel-brigadier Schwarz, s’exprimant dans la
langue de ses interlocuteurs et d’un ton sans réplique, fit comprendre à ses
hôtes que la poursuite des fusillades et l’incendie d’habitations appartenant à
des ressortissants de la Confédération helvétique, nombreuses dans ce village
franco-suisse, provoqueraient l’intervention immédiate de la Brigade de
montagne placée sous son commandement, dont un fort contingent était concentré
à la frontière sur des positions d’attaque. Un coup de bluff digne du colonel
Skorzeny, car les fusillades cessèrent aussitôt et la Rue Nationale, axe
principal de Saint-Gingolph, avec ses commerces, ses hôtels et ses restaurants,
fut épargnée par l’incendie.
Quand
les flammes s’approchèrent de la frontière, les pompiers suisses commencèrent à
arroser les foyers qui se trouvaient à portée de leurs lances à incendie. C’est
alors que des soldats allemands demandèrent à pouvoir mettre en batterie les
lances à incendie des pompiers suisses au plus près des foyers. Cette
initiative bienvenue permit de circonscrire l’incendie dans les hauts du
village. Près de 80 maisons et granges de Saint-Gingolph furent la proie des
flammes, mais la plus grande partie du village était sauvée.
Le
mensuel La Voix de la Résistance, organe officiel de la Résistance
publié à Paris, rapporte le discours de Michel Blot, consul général de France à
Lausanne, prononcé à l’occasion d’une cérémonie officielle au casino de
Montbenon (Lausanne) : « Le
dimanche 23 juillet 1944, alors que la fusillade crépitait, que Saint-Gingolph
était livrée aux flammes par les SS, le colonel-brigadier Julius Schwarz se
présenta, de sa propre initiative, aux avant-postes allemands et d’une voix
impérieuse, en pur allemand, intima l’ordre de cesser la fusillade et d’arrêter
les incendies ; il fut écouté. De par son attitude ferme et courageuse, le
colonel-brigadier Julius Schwarz a sauvé des vies humaines et préservé
Saint-Gingolph de son anéantissement complet. Ce jour-là, 313 personnes ont
passé sur territoire suisse. En lui
témoignant officiellement sa reconnaissance, le gouvernement français a voulu
exprimer sa gratitude à ce chef militaire si valeureux et au caractère si
généreux. » (Dans son discours, le consul général simplifie
manifestement la chronologie des événements).
<http://www.livresdeguerre.net/forum/contribution.php?index=39320&v=1>
Ces
belles paroles ne sauraient masquer le fait que le sort de la population
n’était pas le premier souci des chefs de la Résistance : les victimes
justifiaient les mythes libérateurs, fondateurs des valeurs de la République...
En
jouant avec le feu ─ c’est le cas de le dire ─ par leur soutien apporté aux
maquis de Haute-Savoie, et c’était devenu un secret de polichinelle à l’heure
de la Libération, les services de renseignements du colonel Masson n’avaient eu
d’autres solutions que de forger en catastrophe cette histoire de « faux
maquisards » pour se dédouaner. De même que les affichettes bleu pâle
diffusées par la « Police de la Résistance » avaient pour objectif de
blanchir d’avance la Résistance des exactions de certains maquisards qui
terrorisaient la population.
Comment
croire que des maquisards implorant un morceau de pain, du saucisson et un coup
de rouge étaient passibles de la peine de mort pour de tels faits ? Est-ce
ainsi que la nouvelle IVe République traitait ceux qui étaient censés combattre
au péril de leur vie pour la libération du pays ? Etaient-ce des
quémandeurs ou des assassins pour mériter douze balles dans la peau ?
Lors
des commémorations, le discours officiel passe comme chat sur braise sur ces
« détails » de l’Histoire : c’est bien connu, une question en
amène une autre et on en arrive vite aux sujets qui fâchent…
Quant
au colonel-brigadier Julius Schwarz, il n’évoqua jamais publiquement cette
histoire : il aurait pu, sans aucun doute, confirmer ou démentir la
version des « faux maquisards ». L’armée est une grande muette…